Notice de l'oeuvre :
Expérimentateur insatiable et figure incontournable de la scène culturelle entre 1910 et 1960, Jean Cocteau aborde tous les domaines : la poésie, le roman, le théâtre, le cinéma, la musique et les arts plastiques, aspect moins connu de son œuvre. Il marque profondément son époque par sa démarche innovante et sa grande liberté de création.
Cocteau grandit dans un milieu mondain marqué par le goût des arts. Le jeune homme, qui présente peu d’intérêt pour les études, parvient à intégrer avec une grande facilité les cercles artistiques de son époque. Il se rapproche de l’avant-garde cubiste, futuriste et dadaïste. En 1818, il fait la connaissance du jeune poète Raymond Radiguet. Cocteau encourage le talent littéraire de son ami et l’aide à publier ses vers dans des revues avant-gardistes. La mort prématurée de Radiguet en 1823 plonge Cocteau dans l’affliction et déclenche chez ce dernier une nouvelle vague de création où vont se révéler ses talents de dessinateur. Au cours de l’année 1924, Jean Cocteau se réfugie dans le Midi pour tenter de faire le deuil de son ami très cher. Il séjourne à Villefranche-sur-Mer, près de Nice, et réalise une série d’autoportraits baptisée Le Mystère de Jean l’Oiseleur. Dans sa chambre de l’hôtel Welcome, il imagine trente autoportraits, qui forment une variation poétique et graphique sur un thème unique : son propre visage scruté avec obsession dans un miroir, alors qu’il est sous l’emprise de l’opium. Il précise dans la préface du cycle : « Les trente planches qui suivent ne dénoncent aucune vanité. Le hasard d'une chambre d'hôtel a placé ma table devant l'armoire à glace. J'étais seul. Je cherchais les nombreuses manières de résoudre un visage ; or, comme depuis longtemps Edouard Champion me demande une œuvre à reproduire manuscrite et que je n'écris plus, j'ajoutai quelques notes en marge pour lui faire une surprise. » Cette série est publiée l’année suivante, grâce à une technique de reproduction spéciale, la phototypie.
Dans cette série, chargée de poésie, Cocteau emploie toujours la même technique : un dessin au trait extrêmement simple et précis, à l’encre, pour indiquer les contours de son visage mélancolique. Ces œuvres présentent des similitudes avec des dessins très synthétiques réalisés à la même époque par Pablo Picasso ou par des artistes surréalistes comme André Masson ou Man Ray (ill. 1 à 3).
Ce dessin rapide et cursif s’apparente à l’art de la calligraphie. On retrouve, dans les visages dessinés d’un trait de Cocteau, le rythme et la fluidité de son écriture liée et bien formée.
Autour des autoportraits, Cocteau inscrit souvent « des sentences philosophiques, des réflexions sur la création artistique, sur des situations de la vie du poète et aussi des références à sa liaison avec Radiguet...1 » (cf ill. 4 à 7). Ces réflexions intérieures sont révélatrices de son pessimisme et du bouleversement qu’il vient de subir. La réalisation de cette série peut être considérée comme un exutoire lui permettant d’apaiser son désespoir. Cet ensemble d’autoportraits annotés ou de textes illustrés peut être considéré comme une nouvelle forme poétique s’apparentant à l’écriture automatique des surréalistes.
Le calque est l’un des supports et l’une des méthodes de travail préférée de l’artiste, surtout appliqué à sa propre image. Cocteau décalque avant tout son propre visage et a recours à ce procédé au sein-même de la série de Jean l’Oiseleur (ill. 4 et 5 / 6 et 7). La tête est souvent représentée de face, dévisageant le spectateur. La répétition obsessionnelle, sans doute favorisée par la prise d’opium, aboutit à l’expression des états d’âme de l’artiste.
La technique du calque permet également à Cocteau de dupliquer les dessins de la série dans des dessins indépendants ultérieurs. Alors qu’il est encore à l’hôtel Welcome de Villefranche au cours de l’été 1924, Cocteau commence déjà à reproduire, par le biais de calques, certains des autoportraits de la série du Mystère de Jean l’Oiseleur. Ces répliques, souvent dédicacées, sont généralement destinées à des proches de l’artiste (ill. 8, 9 et 20 / ill. 11 et 12). La notion d’original intéresse peu Cocteau, qui se plait à se servir du calque quand quelqu’un lui demande un dessin.
Grâce à cette technique, Cocteau réalise, entre 1924 et 1939, plusieurs répliques de l’autoportrait n°6 (ill. 13). Il le décline en plusieurs versions en variant les dédicaces ou certains détails du dessin (ill. 14, 15, 16 et 17).
Pour réaliser notre dessin, Cocteau reproduit encore, par le procédé du calque, le modèle issu de l’autoportrait n°6. Notre dessin est aussi particulièrement proche de l’avant-dernière réplique de l’autoportrait évoquée plus haut (ill. 16) : on retrouve, dans les deux dessins, les prunelles très larges non noircies, la forme des rides du front et des poches sous les yeux, et enfin, l’utilisation d’un trait plus épais pour indiquer la fossette au menton. Cependant, la forme de la chevelure, dans notre portrait, se rapproche davantage de celle de l’autoportrait original même si le rendu des mèches est ici plus fouillé.
La dernière réplique évoquée de l’autoportrait n°6 (ill. 17) est exécutée directement sur papier calque en septembre 1939 pour Erich Chlomovich. Ce portrait est directement lié à notre dessin : l’indication des prunelles par un large cercle dont l’intérieur est laissé en blanc, la direction du regard, le tracé des rides et des poches sous les yeux, le trait plus épais marquant la lèvre inférieure et la fossette au menton, et enfin, la forme de la chevelure sont quasiment identiques. On décèle cependant d’infimes variantes dans le détail des mèches et dans le costume. Ce dessin sur calque prouve que l’artiste continuait à dupliquer ses autoportraits des années après la réalisation de la série du Mystère de Jean l’Oiseleur en 1824.
Notre portrait n’est pas daté, mais le support nous fournit un indice pour cerner la période d’exécution de l’œuvre : celle-ci fut probablement réalisée entre la fin des années 1920 et la fin des années 1930. Au dos du dessin, on se rend compte que l’artiste a directement dessiné sur un papier à en-tête du café Haussmann (ill. 18). Il s’agit du restaurant dépendant du Commodore, hôtel de luxe de style Art Déco dû à l’architecte Louis Duhayon (ill. 19 et 20). Cocteau était présent lors de l’inauguration de cet hôtel en 1927. Il existe un dessin de Cocteau dédicacé à Julien Levy, représentant les chevaliers de la table ronde, et réalisé sur un papier à en-tête de l’hôtel Commodore à Paris, vers 1934-19372. Cocteau a donc dû séjourner fréquemment dans cet hôtel, à partir de 1927 et sans doute jusqu’à la fin des années 1930.
On répertorie d’autres exemples de dessins de Cocteau réalisés sur des papiers à en-tête de restaurants, hôtels et autres lieux fréquentés par l’artiste. Il s’agit en effet d’une pratique courante chez l’artiste : il écrit et dessine sur un menu du Restaurant Fauchon en 1930, sur du papier à en- tête du Mas de Fourque et de Corsier sur Vevey dans les années 1930, ou encore sur du papier de la Villa Santo Sospir à Saint Jean-Cap-Ferrat dans les années 1950.
Photographié et portraituré par les plus grands artistes -Picasso, Kisling, Modigliani, Delaunay, Man Ray, Picabia, etc-, Cocteau peut être considéré comme une icône du XXème siècle. En réalisant notre dessin, l’artiste ne cherche pas seulement à reproduire à l’identique l’autoportrait n°6 de la série du Mystère de Jean l’Oiseleur : par l’intermédiaire du calque, il lui confère une nouvelle vie, avec d’infimes variantes. En privilégiant le seul dessin au trait, marqué par une certaine stylisation graphique, il accentue l’effet de simplification, et nous offre l’une des plus séduisantes retranscriptions de son visage, reflet de ses états d’âme.
Amélie du Closel
Bibliographie en rapport :
Jean Cocteau, Le Mystère de Jean l’Oiseleur, Reproduction en fac-similé du manuscrit autographe et des dessins de Cocteau, Paris, 1925.
Dominique Païni, Cocteau : catalogue de l'exposition "Jean Cocteau, sur le fil du siècle", Paris, Centre Pompidou, 25 septembre 2003-5 janvier 2004, Musée des beaux-arts de Montréal, 6 mai-29 août 2004, Paris, 2003.
1 Ondrej Chrobak, Jean Cocteau : « le mystère de Jean l’Oiseleur », exposition au Palais des Foires de la Galerie Nationale Tchèque, 2006.
2 Jean Cocteau, Les chevaliers de la Table Ronde, vers 1934-1937, signé (en bas à droite) et dédicacé à Julien Levy (en haut à droite), encre, lavis et gouache au dos d’un papier à en-tête de l’Hôtel Commodore, de Paris, 31,8 x 24,1 cm, vente Paris, Tajan, 8 juin 2006, lot 252.
|