Notice de l'oeuvre :
On a longtemps sous-estimé le rôle que joua Henry Lerolle, peintre et collectionneur de premier ordre, dans l’histoire de l’art de la fin du XIXème siècle.
Héritier d’une famille de bronziers d’art, Lerolle entre à l’âge de seize ans dans l’atelier de Lamothe : cet élève d’Ingres et collaborateur d’Hippolyte Flandrin est également le maître de Regnault, de Degas et de Serret. Le jeune Lerolle fréquente le Louvre avec assiduité, et fait à cette occasion la rencontre de Jean-Louis Forain et d’Albert Besnard. Hostile à l’enseignement officiel de l’Ecole des Beaux-Arts, il se forme à l’Académie Suisse. Il expose pour la première fois au Salon de 1868. Dans un ouvrage consacré à notre artiste, Maurice Denis rapporte le souvenir de ses visites chez Henry Lerolle, qui, malgré son statut de peintre de Salon officiel, s’intéresse aux milieux d’avant-garde des peintres exposants aux Indépendants. Il s’entoure d’artistes dont il collectionne les œuvres, et reçoit chez lui Edgar Degas, Auguste Renoir, Albert Besnard, J. M. Sert, mais aussi des écrivains comme Stéphane Mallarmé, Paul Claudel, André Gide, Paul Valéry, ainsi que de nombreux musiciens. Henry Lerolle, en ses qualités de violoniste amateur et mélomane, s’initie à la musique contemporaine grâce à Alfred Chausson, qui n’est autre que le mari de sa belle-sœur, Jeanne Escudier. Par son intermédiaire, il rencontre certains grands compositeurs, notamment Claude Debussy.
Notre artiste exécute des décorations d’édifices civils, notamment pour l’hôtel de ville de Paris et la Sorbonne. Ses œuvres religieuses et rustiques lui procurent un franc succès : tout en restant accessible au public des Salons, il partage des préoccupations analogues à celles des impressionnistes, en privilégiant dans ses toiles le choix d’un cadre contemporain, ainsi qu’un goût pour les tonalités claires, le quotidien et le plein-air. Il rejoint également Puvis de Chavannes dans sa recherche d’harmonie et de grâce, et dans son souci de la composition et de la perspective.
Henry Lerolle aborde, dans notre séduisant portrait, un registre plus personnel et plus sensible. Il représente sa femme Madeleine Escudier, dans tout l’éclat de sa jeunesse, sans doute dans le courant des années 1880, quelques années après leur mariage célébré en 1876. On reconnaît les traits de la jeune fille aux yeux bleus en amande, au nez droit et au menton pointu. Ses cheveux châtains et ondulés sont coiffés en chignon plat (ill. 1 et 2). Notre œuvre peut être rapprochée d’une autre toile de Lerolle, sans doute réalisée à une date proche, vers 1880, dans laquelle Madeleine est aussi représentée de profil, mais dans un cadrage plus serré (ill. 3).
Dans notre portrait, le profil de Madeleine, qui médite devant une fenêtre, se détache sur un fond végétal traité dans un style impressionniste. Cette mise en page rappelle la formule adoptée par Monet dans le portrait de Frédéric Bazille (ill. 4). Le visage de la jeune fille et l’élégant nœud de son col captent les jeux de la lumière du jour. Lerolle rejoint les théories des impressionnistes, en privilégiant des attitudes naturelles et en intégrant ses silhouettes dans l’atmosphère de leur vie quotidienne (ill. 5). Maurice Denis, biographe de Lerolle, reconnaît la valeur de ses portraits : il admire « ces physionomies d’un relief discret sur fonds pâles, peintes avec plus de naturel que les Aman-Jean, mais qui participent du même goût sentimental, de la même conception idéaliste. ».
L’air rêveur et mélancolique de la jeune fille annonce l’esthétique symboliste. Par son lyrisme et sa qualité poétique, notre portrait s’inscrit parfaitement dans le contexte idéaliste et intimiste de la fin du XIXème siècle.
L’admiration de Lerolle pour les maîtres hollandais du XVIIème siècle est également perceptible dans notre œuvre. Le peintre s’inspire de la qualité de la lumière, traitée au naturel, de l’atmosphère paisible et sereine et de l’harmonie colorée des toiles de Vermeer. La fenêtre, motif récurrent chez ce dernier, est également au centre des préoccupations de Lerolle. Johannes Vermeer (1632-1675), qui souffrait jusqu’alors d’un relatif oubli, revient dans la lumière au cours de la seconde moitié du XIXème siècle grâce à une série de publications de l’historien d’art Théophile Thoré-Burger dans la Gazette des Beaux-Arts en 1866. Lerolle se plait à décrire le cadre de sa vie familiale dans une série de petits tableaux représentant des scènes d’intérieur dans le goût hollandais (ill. 6 et 7). Parfois, le profil d’une femme, vraisemblablement son épouse, se détache à contre-jour devant une fenêtre. A l’instar de Vermeer, il renforce parfois l’effet d’intimité en montrant la scène par l’encadrement d’une porte. Ces scènes sont probablement peintes dans l’atelier de l’artiste aménagé dans son hôtel particulier du 20 avenue Duquesne, près des Invalides. Maurice Denis évoque, pour ce type d’œuvres, la prédilection de l’artiste pour « une certaine couleur terre de Sienne rebattue de blanc dont il tire des effets voisins du camaïeu ».
Madeleine pose également entre ses deux sœurs pour la figure de la femme assise, une partition sur les genoux, dans une célèbre toile de Lerolle, la Répétition à l’orgue (ill. 8). La beauté et la grâce de Madeleine charment l’entourage de Lerolle, qui reçoit de nombreux peintres chez lui. Il n’est donc pas surprenant que sa jeune épouse ait inspiré certains d’entre eux : au début des années 1880, elle pose avec sa fille Yvonne pour Albert Besnard, ami intime de Lerolle (ill. 9), ainsi que pour Fantin-Latour (ill. 10).
En 1890, Lerolle participe à la fondation de la Société Nationale des Beaux-Arts. Dans les années 1900, il se résigne à une certaine solitude artistique et se tient de plus en plus à l’écart des succès officiels. Les deux filles d’Henry et de Madeleine Lerolle, Yvonne et Christine, vont élargir le cercle familial à une autre grande famille d’amateurs et d’artistes, en épousant, par l’entremise de Degas, les fils de son ami Henri Rouart, industriel et collectionneur. Tout comme leur mère, elles deviennent les muses des plus grands artistes de leur temps (ill. 11 et 12).
Dans notre portrait, Lerolle met en scène un bonheur simple et une intimité paisible. Par sa poésie, cette œuvre d’une grande délicatesse donne une idée juste du talent de l’artiste.
Amélie du Closel
Bibliographie en rapport :
Maurice Denis, Henry Lerolle et ses amis, suivi de quelques lettres d’amis, Paris, 1932.
Gabriel P. Weisberg, « Madame Henry Lerolle and daughter Yvonne », The bulletin of the Cleveland Museum of Art, n°64, 1977, p. 326-343.
William S. Talbot, « Henri Fantin-Latour : Madame Henri Lerolle », The bulletin of the Cleveland Museum of Art, n°56, 1969, p. 303-319.
José Alvarez, Au cœur de l'impressionnisme : la famille Rouart, 3 février – 13 juin 2004, catalogue d’exposition, Paris, 2004.
Debussy, la musique et les arts, Paris, musée de l’Orangerie, 22 février-11 juin 2012, Tokyo, Bridgestone Museum of Art, 14 juillet - 14 octobre 2012, catalogue d’exposition, Paris, 2012.
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