Notice de l'oeuvre :
Notre toile constitue l’un des rares témoignages qui nous soient parvenus de l’art d’Elie Nonclercq, peintre valenciennois injustement tombé dans l’oubli. Une note manuscrite d’Edouard Fromentin, (peintre, érudit et auteur de trois ouvrages légués à Valenciennes, sa ville d’origine), nous offre quelques indications sur la carrière de l’artiste : Elie Nonclercq suit dans sa jeunesse les cours d’architecture et de peinture de l’Académie de cette ville. Ses progrès rapides lui permettent d’obtenir quelques récompenses. Il se rend à Paris, s’inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts, et se forme dans l’atelier de Cabanel. Notre artiste fréquente le Louvre et le Luxembourg avec assiduité. Selon Edouard Fromentin, Nonclercq s’imprègne de l’art de Gustave Doré, de Corot et d’Emile Levy. Concernant la pratique du dessin, il s’attache aux principes d’Ingres et d’Hyppolite Flandrin, et se forme peu à peu un style propre. Son œuvre est variée : il se consacre au paysage (ill. 1), à la nature-morte, réalise quelques portraits (ill. 2) et scènes de genre, et s’adonne également à la peinture d’histoire. En effet, à partir de 1875, il présente au Salon un certain nombre de sujets littéraires, bibliques et mythologiques, parmi lesquels on peut citer : Ismaël abandonné, Léda, Samson trahi par Dalila, Jésus guérissant un lépreux (ill. 3), Atala (ill. 4) – ce dernier lui offrant la médaille de seconde classe en 1882 –, Abraham chassant Agar et Ismaël ou encore l’étoile du berger. A la fin du siècle, sa participation au Salon se fait plus irrégulière. Ses nombreux voyages en Egypte, en Italie, en Corse, en Turquie et en Tunisie lui inspirent quantité d’œuvres (ill. 5). Il présente une soixantaine de toiles dans une exposition qui lui est dédiée en 1901. Nommé « peintre du département de la marine et des colonies », Nonclercq est pressenti pour réaliser quatre panneaux décoratifs monumentaux destinés à orner les portes du Palais de Madagascar, à l’occasion de l’exposition coloniale de Marseille en 1906. Son mariage en 1909 lui procure une grande aisance financière et lui permet d’acquérir un château sur les bords de la Loire. Il décède en 1913 dans sa propriété de Maillebois.
Notre toile est exposée au Salon de la Société des Artistes Français de 1903. Elle suscite à cette occasion l’attention de la critique : « Le Repos en Egypte, de M. Nonclercq, nous montre encore une Vierge à l'Enfant, dans un cadre d'une aridité et d'une nudité grandioses, à l'ombre d'un débris de statue monumentale1». Nonclercq livre une vision de la Sainte Famille empreinte de poésie et de simplicité. Le peintre place la Vierge et l’enfant près d’un lac situé au beau milieu d’une vaste étendue désertique. Assise par terre, Marie s’adosse contre une monumentale tête féminine de pierre, vestige probable d’un monument de l’Egypte Antique. On devine la présence de saint Joseph dans le lointain.
L’épisode de la fuite en Egypte prend sa source dans l’Evangile de saint Matthieu : le roi Hérode Ier, qui venait d’apprendre la naissance du roi des Juifs à Bethléem, donna l’ordre de tuer tous les jeunes enfants de la ville. Joseph, averti dans un songe de l’imminence du massacre des innocents, s’enfuit sur le champ avec Marie et l’Enfant Jésus au delà du mont Sinaï, en Egypte. Ils y restèrent jusqu’à la mort d’Hérode. Les conditions du voyage vers la terre des Pharaons sont cependant relatées avec plus de détails dans les évangiles apocryphes : en effet, l’Evangile du Pseudo-Matthieu et l’Evangile arabe de l’enfance précisent qu’à son arrivée dans le vaste royaume d’Egypte, l’un des miracles de Jésus aurait été d’abattre des idoles et de détruire les temples de l’idolâtrie. Nonclercq, qui insère un vestige de statue brisée dans notre tableau, se réfère à ces textes, qui présentent, contrairement aux écrits canoniques, un goût pour le pittoresque et le merveilleux. Nonclercq situe la scène à proximité d’un lac sacré : dans l’Antiquité, ces plans d’eau, souvent bordés de magasins d’offrandes et d’ateliers, se trouvaient à proximité des temples. Ils étaient considérés comme le siège de nombreuses croyances religieuses. Les quelques vers qui suivent le titre du tableau dans le livret du Salon semblent confirmer l’intention du peintre :
Au bord du lac sacré, gisaient ensevelis,
Les monuments, témoins des cultes abolis,
Sous un soleil mourant, et dans la paix profonde,
Astre des temps nouveaux, suprême espoir du monde,
Au giron virginal, dormait le divin Fils.
La sculpture brisée de notre tableau fait écho au second tableau présenté par l’artiste au Salon de 1903 (n°1341, non reproduit), qui a pour sujet : un « monument qui est la tête abattue de la reine Taïa, reine blanche d’Egypte, femme d’Aménophis III. » La tête sculptée de notre œuvre ne reproduirait-elle pas également les traits de cette reine Taïa, plus connue sous le nom de Tiy? La comparaison avec d’autres effigies de la reine est assez éloquente : on retrouve son visage rond, charnu, ses grands yeux en amande, le nez retroussé et les lèvres pleines. Son fils, Akhénaton, bouleversa l’histoire théologique de l’Egypte antique en imposant le culte exclusif de Rê-Horakhty, dont il était à la fois le prophète et l’incarnation. En faisant cohabiter, dans notre œuvre, de saints personnages avec le vestige antique du visage de Tiy, considérée comme la « mère du fondateur d’une ancienne religion », Nonclercq célèbre la victoire du christianisme sur le monde païen. En effet, la tête sculptée, tournée vers le ciel, marque sa soumission à une religion qui va bientôt naître.
Nonclercq rapproche le mythe égyptien et le mythe évangélique, et confère ainsi un caractère syncrétique à la scène. Il s’inspire d’un procédé mis au point vingt ans plus tôt par Luc-Olivier Merson. Ce dernier peut être considéré comme l’inventeur d’une iconographie du Repos pendant la fuite en Egypte, d’une poésie rarement égalée (ill. 6) : le peintre superpose, dans une même composition, deux religions, celles des Pharaons d’Egypte, et celle de l’Enfant Jésus, porteur de la Bonne Nouvelle et du Christianisme. Il met en scène la Sainte Famille dans une profonde et paisible nuit d’Egypte. Alors que Marie et l’Enfant ont trouvé refuge entre les pattes d’un sphinx antique, personnification du dieu Rê-Harmakhis, Joseph se tient à l’écart, endormi près d’un feu presque éteint. Notre peintre reprend cette formule en isolant la figure de Joseph, situé au second-plan.
A l’instar de Luc-Olivier Merson, Nonclercq ne cherche pas à satisfaire une « vague égyptomaniaque » ou à faire transparaître un orientalisme pittoresque. Arsène Alexandre admirait à juste titre, la singularité de traitement des œuvres de Nonclercq inspirées par l’Egypte : « les choses égyptiennes sont remarquables de finesse, de sentiment délicat et paisible, de claire lumière. Ce n’est pas l’Egypte à laquelle nous sommes habitués avec certains autres orientalistes. Mais des Egyptes, il y en a tant ! Et tant de façons de les voir ! ».
En 1903, Nonclercq reste à l’écart des courants avant-gardistes qui commencent à se multiplier. On retrouve cependant, dans notre œuvre, certaines caractéristiques propres aux paysages symbolistes : le peintre tend vers une recherche de simplicité et de pureté, en proposant une composition marquée par un certain dépouillement synthétique. Le ciel, le désert et le lac, peu nuancés, sont presque traités en aplat, dans un camaïeu de tons ocres, gris et bleus opaques. Il privilégie les formes simples, presque géométriques, notamment dans le détail du manteau triangulaire de saint Joseph. Nonclercq propose ainsi une composition sobre, à la symbolique puissante. Il traite de manière originale un thème rebattu de l’histoire de l’art occidental, et participe ainsi au renouvellement de la peinture religieuse à l’aube du XXème siècle.
Amélie du Closel
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1 R. Le Cholleux, « La peinture au Salons de 1903 », Notes d’art et d’archéologie, 1903.
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