Notice de l'oeuvre :
Né en 1884 et mort prématurément dans un accident d’avion en 1949, Bernard Boutet de Monvel n’a pu ignorer aucune des tendances artistiques ayant cours pendant sa carrière : il emprunte aux impressionnistes leur goût pour la lumière, aux cubistes la géométrisation de la ligne, aux futuristes l’utilisation du réel pour préfigurer l’avenir. Il ne s’est toutefois assimilé à aucun de ces courants, et n’a jamais cédé à la tentation de la déformation de l’image. Peintre de la mesure, il demeure attaché à la réalité. Cet artiste fier et isolé se définit avant tout comme un peintre mondain, qui laisse une œuvre très personnelle.
Originaire de Meudon, il étudie d’abord auprès de son père, Louis-Maurice Boutet de Monvel, qui lui transmet sa technique rigoureuse du dessin. Il se forme ensuite chez le peintre académique Luc-Olivier Merson et chez le sculpteur Jean Dampt. Il commence à réaliser quelques portraits et à exposer dans divers salons à partir de 1903. Le peintre se spécialise également dans la mode en réalisant quelques spirituelles vignettes pour les magazines Vogue et la Gazette du Bon Ton.
A l’annonce de la première guerre mondiale, il se livre à un autodafé de ses propres œuvres en réalisant ce qu’il appelle lui-même « un grand massacre de vieilles saletés ». L’artiste participe à l’expédition de Salonique en tant qu’aviateur de l’Armée Française d’Orient. Affecté à Fès en 1918, il est charmé par la ville et reste au Maroc jusqu’en 1925. Il exécute alors des paysages orientalistes. Inspiré par la lumière du soleil marocain, ses œuvres gagnent une nouvelle force.
De retour à Paris, il se consacre de nouveau aux thèmes mondains, qu’il tempère par une rigueur géométrique et par des teintes plus sourdes. Il reçoit des commandes de panneaux décoratifs pour les luxueux intérieurs Art Déco de la princesse Faucigny-Lucinge, Jane Renouardt et Jean Patou, et décore son propre hôtel particulier.
Boutet de Monvel découvre New-York en 1926, à l’occasion d’une exposition de son œuvre aux Anderson Galleries. A l’instar de nombreux artistes européens, victimes des difficultés économiques de leur pays, notre peintre vient chercher fortune dans cette « nouvelle Babylone ». Aux Etats-Unis, Boutet de Monvel découvre une tradition réaliste fortement enracinée et un contexte propice à son intégration. Les difficultés économiques, sociales et politiques des années 1920 font naître une baisse d’intérêt pour l’art. La peinture ancienne et l’art européen sont toutefois encore considérés comme des valeurs sûres, et c’est dans ce contexte que Boutet de Monvel, représentant de l’art français, se fait une place. A son arrivée, l’artiste est accaparé par des mondanités incontournables, ses obligations pour Harper’s Bazar et Délinéator, ainsi que par l’affluence des premières commandes de portraits, notamment pour les membres de la cafe-society.
La ville provoque un véritable choc esthétique chez l’artiste. Cette cité en perpétuelle métamorphose fascine par le gigantisme de ses paysages urbains et reflète, par son unicité et sa cohérence, la quête américaine d’identité nationale.
Les premiers travaux de l’artiste sur la modernité industrielle et urbaine de la ville sont initiés par une commande du directeur de la State Bank en janvier 1928, Le progrès et l’Abondance. L’artiste ébauche alors ses premières études de Manhattan pour retravailler la partie urbaine de son fond.
Le krach boursier de 1929 provoque la défection momentanée du nombre de ses modèles américains et lui donne l’occasion de se concentrer sur ses vues d’architectures new-yorkaises. Fasciné par cette civilisation industrielle et futuriste, il se met à peindre les rues étroites, les immeubles en construction et les turbines des usines colossales.
Boutet de Monvel se situe en marge des tendances modernistes, mais il s’inscrit cependant dans une tendance américaine des années 30. Certains peintres américains abordent un univers esthétique marqué par une clarté d’exécution et de coloris. Ils mettent en scène une architecture urbaine froide et dépersonnalisée. Ces artistes furent d’abord baptisés « Immaculate School », avant d’être requalifiés, en 1927, de « précisionnistes » : Parmi ces peintres, Charles Sheeler et Edward Hopper parviennent à imposer leur nouveau style. Ils adoptent un style dépouillé et géométrique en pratiquant un hyperréalisme photographique. Leurs œuvres sont marquées par une lumière artificielle, la monumentalité et les formes simples des gratte-ciels.
Les œuvres de Boutet de Monvel présentent des analogies frappantes avec les œuvres de Sheeler. On retrouve les bordures nettes, les ombres solides et les perspectives en contre-plongée, caractéristiques de la photographie. Chez Boutet de Monvel, l’essentiel réside dans la force et la rigidité des lignes, les masses et les silhouettes (ill. 1). Parfois il dépeint une foule impersonnelle au pied de ces géants d’acier, quand elle n’est pas tronquée, à l’instar de notre toile.
ill. 2 : Bernard Boutet de Monvel,
Le J.P. Morgan Building, 1930-1931,
huile sur toile, 87,5 x 60 cm,
collection particulière, Barry Friedman Ltd.
Le gratte-ciel en cours de construction représenté dans notre toile, n'est autre que le 333 N. Michigan Avenue à Chicago, conçu dans le style Art Deco par les architectes Holabird & Root en 1927-1928 (ill. 2). De l'autre côté de la rue, à droite, on aperçoit le "London Guarantee Building" 1.
ill. 2 : 333 N. Michigan Avenue à Chicago
On ne peut manquer de remarquer l’aspect éminemment photographique de notre œuvre : En premier lieu, le cadrage resserré, en contre-plongée, évoque la photographie. Hyperréaliste, l’artiste cherche également à rendre avec exactitude les formes, la lumière et la couleur. Cet aspect de son œuvre s’explique par sa technique, qu’il utilisera toute sa vie : Boutet photographie d’abord son sujet avec beaucoup de rigueur, en prenant soin de noter l’heure de la prise de vue pour se remémorer la lumière exacte. Il met au carreau cette photographie pour en agrandir plus aisément le motif sur la toile en atelier. Le week-end, lorsque le quartier d’affaire est déserté, il se rend à nouveau sur les lieux et installe son chevalet sur le trottoir pour peindre son paysage sur le vif.
Dans notre œuvre, l’artiste adopte un point de vue vertigineux pour insister sur la démesure de la ville. Boutet de Monvel est guidé ici par un principe essentiel, la géométrisation de la ligne, qui atteint son apogée dans ses toiles américaines. Conquis par cet univers architectural uniforme, il s’attache à rendre parfaitement la rectitude des immeubles, la régularité des fenêtres et la monumentalité des bâtiments des grandes villes américaines comme New-York et Chicago.
Guidé par un sentiment décoratif, il insiste sur les contours. Son dessin précis s’inscrit dans sa quête de sobriété et de mesure. L’atmosphère géométrique et le souci d’équilibre, rendue un réseau de lignes perpendiculaires, donnent cette impression de clarté.
Dans notre tableau, laissée volontairement inachevé, l’artiste utilise une coloration fondue et discrète particulièrement séduisante. La toile brute et le dessin sous-jacent apparaissent à certains endroits. Boutet de Monvel joue sur le contraste des éclairages, en utilisant les petites ouvertures des grands buildings, conférant ainsi une dimension poétique à son œuvre.
Amélie du Closel
1 Nous remercions Robert Bruegmann, professeur émérite d'histoire de l'art et d'architecture à l'université de l'Illinois à Chicago, d'avoir identifié les gratte-ciels dans notre toile.
Bibliographie :
Bernard Boutet de Monvel 1881-1949, exposition rétrospective, 26 janvier-16 mars 1951, Paris, musée Galliera, catalogue d’exposition, Paris, 1951.
Bernard Boutet de Monvel : 1881-1949, juin-octobre 1975, Paris, Galerie du Luxembourg, catalogue d’exposition, Paris, 1975.
Jacqueline Louvet, Vie, œuvre et art du peintre Bernard Boutet de Monvel, mémoire de maîtrise, Paris IV, 1979.
Stéphane-Jacques Addade, Bernard Boutet de Monvel, Paris, 2001.
|